Voici une petite bi-fable, un parallèle parfois saisissant sur le besoin de vivre en liberté. Un besoin qui n'est pas l'apanage des êtres humains...
XVème siècle à Venise. Marché des slaves.
Goran a soif. Depuis 4 heures, il se tient debout torse nu sous un soleil de plomb sur la grande place du marché aux esclaves de Venise, sans avoir pu boire une seule goutte d'eau. Il a la tête qui tourne mais il sait que surtout il ne doit pas tomber, pas s'asseoir, se tenir bien droit, ne pas lever les yeux, ne pas regarder autour de lui, ne pas attirer l'attention. Tout autour, les riches acheteurs vénitiens et musulmans se pressent, harangués par les marchands: "des slaves, des slaves bien forts, bien dociles, pas cher!". Goran baisse la tête... Il a été capturé lors d'une razzia dans ses montagnes natales, au Nord des Carpates. Une horde de cavaliers hurlant dans une langue inconnue ont envahi son village et massacré vieillards, femmes et enfants pour ne conserver que les hommes valides qu'ils ont emmenés dans des chariots. Goran était parmi eux. Il n'a pas bien réalisé ce qui se passait. On l'a attaché bien serré et la route fut longue longue jusqu'à ce marché. Il a fini par comprendre qu'il deviendrait un esclave. Un esclave, c'est moins qu'un chien. On l'achète, on l'utilise et on le jette quand il ne sert plus à rien. Pour survivre, il faut se rendre utile. Obéir au Maître qui dicte ses ordres. Parfois, on peut tomber sur un bon Maitre qui se prend d'affection pour son esclave, qui le traite bien. Mais gare à ceux qui se croient libres. La bonté du maitre a ses limites. Goran ne peut imaginer qu'il ne pourra plus courir comme à son habitude, dormir quand il a sommeil, manger quand il a faim, faire des rencontres avec des gens de passage, rire et discuter avec ses amis comme il l'avait toujours fait. Et aussi retrouver Mila pour laquelle son coeur s'est affolé et qui a pu fuir lors de la razzia. Enfin, il l'espère...
Alors Goran redresse la tête. Ses yeux lancent des éclairs. Il se baisse rapidement et frotte ses liens sur une pierre coupante. Quand il se redresse, il ne regarde que la rue sombre à droite au fond de la place. Il ne réfléchit pas, il court, bouscule la foule. Derrière lui, le vendeur a lâché ses chiens et hurle des ordres. La meute rejoint Goran et déchire ses chairs tendres. Goran ne lutte pas. Il sait qu'il n'avait qu'une alternative: la liberté ou la mort. Ce sera la mort.
XXIème siècle. La ferme des 1000 vaches.
893 ferme les paupières. La lumière des néons fatigue ses grands yeux larmoyants. Elle a mâché longuement le foin enrichi de granulés qui ont un drôle de goût. La prochaine traite lui permettra d'apaiser la douleur de ses pis gonflés. Elle aimerait bien se gratter le ventre avec sa patte arrière, mais la stabulation est bien trop étroite pour bouger. Alors elle se frotte sur la barrière métallique qui l'enserre de chaque côté. Pas possible non plus de chasser la mouche qui lui chatouille le dos. Sa tête est enserrée dans la barrière où elle doit manger, manger, manger. Elle attend l'heure de la traite.
893 se rappelle vaguement qu'elle avait un petit, mais on lui a enlevé très vite. Elle a meuglé longtemps pour qu'il revienne. Mais elle ne l'a plus revu. L'inséminateur ne tardera pas à revenir. Elle aura un autre petit. Et à nouveau on lui enlèvera. Elle aura du lait, mais pas pour son petit. Son lait est précieux. Il faut qu'elle en ait beaucoup. Quand elle en aura moins, elle partira, comme sa voisine qu'on n'a plus jamais revue. Peut-être qu'elle court dans une prairie en ce moment?
Courir dans une prairie, 893 ne sait pas trop ce que ça veut dire, mais quelque chose tout au fond d'elle, lui dit que ça doit être bon... Elle a vu par un trou dans le mur qu'il y avait un grand pré avec de l'herbe verte et de la lumière différente du néon. De l'herbe, elle n'en a jamais mangé, cette lumière, elle n'a jamais pénétré dans le bâtiment où elle vit. Mais quelque chose tout au fond d'elle, lui dit que ça doit être bon...
893 a pu communiquer avec 894 lors de la traite. 894 a connu la prairie il y a longtemps, dans une ferme qu'on appelle traditionnelle, avec un homme qui s'occupait d'elle mais qui lui enlevait ses petits aussi. À présent elle est là.
Et puis après la naissance de son dernier, 894 est partie elle aussi. Peut-être qu'elle est retournée dans sa prairie?
Le mois suivant, l'éleveur a jugé que 893 ne donnait plus assez de lait. C'était sa troisième lactation, trop vieille pour le lait. Trop vieille aussi pour l'inséminer. Il a dit "elle ne sert plus à rien cette vache. Pas rentable. Elle coûte plus cher qu'elle ne rapporte. Allez demain, on la mène à l'abattoir".


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